26 ans

Depuis le 11 mars, nous sommes à l’arrêt au port des Saintes Maries de la Mer, et le 16 mars, l’annonce du confinement entraînait tout le monde avec nous. Si nous ne bougeons plus vous n’irez nulle part, tout le monde à l’arrêt ! Il y a quelques semaines j’aurais pu en rêver, d’un tel phénomène. Aujourd’hui je l’accueille avec tendresse mais aussi avec une certaine déconvenue. Comme un ami d’une ancienne vie qui se manifeste subitement dans la nouvelle.

C’est surtout un évènement particulier pour moi, le 15 mars était le jour de mon 26ème anniversaire. 26 ans, qui me frappaient comme un train de marchandises. Il faut dire que la situation se prêtait à l’introspection. À l’heure où j’écris, le confinement du pays est prolongé jusqu’au 15 avril et notre nouvelle date de départ d’autant, si ce n’est de plus. Face à l’arrêt des activités, nous devions d’urgence nous laisser glisser dans ces vacances forcées. C’est ce que nous fîmes, mais à grand peine.

« Les vacances, c’est la contrepartie du travail, tout simplement« 

Nous étions partis pour être loin de cela justement, mais cela frappait de nouveau à notre porte.

Cela, c’est la détente, le divertissement, la célébration. Cela, c’est ce que la société avait choisi comme objectif final de ses gesticulations, mais qui était devenu un palliatif nécessaire pour supporter nos existences privées de direction et dénuées de but. Les vacances, c’est la contrepartie du travail, tout simplement. Moi qui ne travaille plus depuis bientôt 8 mois, et qui suis plutôt un habitué des longues périodes creuses, j’ose le dire : j’ai perdu le goût des vacances. Comme on perd l’envie de passer du baume sur une plaie lorsqu’elle cicatrise. Dois-je en conclure qu’il faudrait y retourner ? Faut-il rouvrir la plaie ? Après-tout c’est un élément de sagesse populaire : le travail c’est la santé ! Si ce n’est pas de la sagesse ça !

Le travail c’est la santé… Comme je ne suis pas un grand amateur d’aphorismes et de dictons pour encapsuler une pensée et prétendre la rendre accessible à tous, je vais me permettre, avec votre lecture complice, de cracher un peu sur celle-ci.

Je crois plutôt que nous avons le goût de l’asservissement et qu’il nous donne un sentiment puissant d’utilité au monde. « C’est bien ! Tu as bien bossé mon grand ! » « Je te félicite !», « Regarde comme tu es utile ! » « Tu peux rentrer chez toi et te détendre ce soir ! Tu l’as bien mérité »

Tu es bien brave, prend une caresse, rentre à la niche, reviens demain faire la même chose et surtout continue de bien fermer ta gueule.

Lorsque quelqu’un choisi pour nous ce qui est utile, cela nous libère d’une énorme responsabilité. Une responsabilité qu’il est même difficile de regarder en face. Moi ce goût de l’asservissement je l’ai perdu. Je n’y trouve plus aucun réconfort. Je vois en italique.

La mécanique s’installe et je la méprise aussitôt. C’est une question de fond : je ne crois pas en l’utilité de continuer à faire fonctionner cette société. Par conséquent, lorsque je fais bien mon travail, les congratulations font seulement raisonner le fait que j’apporte ma contribution à un système que je déteste. C’est une humiliation supplémentaire. Quand on voudrait tout remettre à plat, tout arrêter, chaque pas dans la même direction paraît absurde. Pour un décroissant, participer à la production est un paradoxe douloureux. Il ne s’inscrit plus que dans la contrainte, celle de pouvoir bouffer et se loger.

J’ai besoin comme tout le monde d’avoir la sensation d’être utile pour pouvoir apprécier les moments où je ne le suis pas. Mais j’ai passé les 5 dernières années de ma vie à déconstruire ce sentiment. Si je suis convaincu d’une chose aujourd’hui, c’est bien de mon inutilité. Je ne parviens pas, à part en parole, à contribuer à la création de la société en harmonie avec son environnement, que j’appelle de mes vœux. J’arrive même de moins en moins à l’imaginer. En fait je suis fatigué de l’imaginer. Je suis convaincu que le défi qu’il nous faudrait relever est tel qu’il dépasse de loin nos structures de décision collective. Je sais au fond que nous devrons attendre d’y être contraint avant d’adopter les changements qui sont nécessaires à notre survie et à celle de notre environnement naturel. Y être contraint ça veut dire ne pas avoir la maîtrise des conditions dans lesquelles se produiront ces changements, ça veut dire être désemparé et vulnérable au moment où cela se produira. Dans le présent cela ne veut pas dire autre chose que d’être effrayé et anxieux, perdu.

Alors à quoi bon continuer à inventer ce futur désirable, alors que tant de personne s’y sont attelées et que tant de projets de société n’ont même pas été essayé. Je ne veux plus tenter de répondre à cette éternelle rengaine : « au fond qu’est-ce-que vous proposez ? », « Ça ne fonctionnera jamais votre truc ». Le problème ne réside pas dans l’absence d’alternatives. Il réside dans le fait qu’une part de la société se bat avec opiniâtreté pour conserver cette dernière dans son état actuel, et qu’une autre part de la société la suit aveuglément. Être utile n’a plus rien à voir avec le fait de convaincre. Être utile aujourd’hui c’est vaincre.

Mais qui a la force d’un tel combat ? Lorsque nous aurons faim cette fois-ci, il sera trop tard. Mais qui prendra les armes avant d’avoir faim ? Je crois que personne ne fera une telle chose. Personne n’ira se battre pour instaurer une société moins productive et donc moins abondante. Les gens veulent que leur soit garanti un confort égal à celui dont ils jouissent actuellement. Je vais être direct : cela est impossible. J’entends les discours des optimistes qui tentent d’impulser l’idée que l’abondance de biens matériels pourrait être remplacée par d’autres sources de bonheur : l’humain, les liens entre les personnes, courir dans les prés au milieu des petites fleurs. Bonne chance avec cette idée ô combien nouvelle. En attendant que celle-ci veuille bien se décider à percer, la réduction de notre impact sur l’environnement passe par une réduction de l’abondance qui caractérise nos société. Qui prendra les armes pour obtenir un résultat si peu enviable ? Personne. Mais donnez moi tort. Rien de ce que je fais ne me permet de me libérer de ce fardeau insupportable et ni le travail, ni la réflexion, ni même l’action ne participe à l’alléger, car rien de ce que je fais ne me semble utile à l’écriture d’une fin désirable pour ce chapitre de notre Histoire.

« (…) Je me suis senti insouciant et légitime à l’être »

L’autre jour, je regardais une série pleine de joies, d’émotion forte, qui émanait de l’histoire d’une jeunesse insouciante qui découvrait la vie, et à 5h du matin je sortais faire un tour dans le port. J’étais joyeux, la tête haute, j’avais envie de courir, de danser, d’exister. Et en une fraction de seconde, j’ai entrevu la personne que j’aurais pu être. J’ai senti un amour immense en moi, qui débordais par mes yeux. Je me suis vu rire aux larmes et respirer à plein poumon sans honte, sans culpabilité. Je me suis vu capable de légèreté, surtout sur les sujets sérieux, et de gravité, surtout sur les sujets triviaux. Je me suis senti insouciant et légitime à l’être, puisque le monde allait bien, que nos enfants pourraient marcher sur les mêmes plages que nous, et que leurs enfants auraient tout le loisir de vivre leur vie comme ils l’entendraient, en faisant leurs propres choix, puisque plus rien au monde n’était urgent. J’ai vu cette personne au fond de moi que j’étouffe en permanence. Parce que nous avons un problème d’une telle importance qu’il est insupportable de ne rien y faire et d’essayer d’être heureux. À chaque seconde, je bâillonne cette personne magnifique, fière, impertinente et surtout joyeuse, même si je l’aime à en crever, parce qu’elle est inappropriée, inutile à la cause. Elle est le garçon que je devais être, mais dont j’ai été privé, parce que ce monde passe son temps à se divertir et à célébrer dans les peu de moments où on lui fout la paix, plutôt que d’avoir la décence d’être malheureux en voyant tout être détruit autour de lui.

Maxime

2 réflexions au sujet de « 26 ans »

  1. Merci pour tes réflexions. Je reviens avec mon striatum… Qui me fait dire que je fait partie des optimistes. Le premier voilier que j’ai utilisé. 😂
    Paraît qu’il y a toujours 3% d’une société humaine ou fourmilière qui n’accepte pas l’ordre établi. Ces 3% sont très utile pour que la société s’adapte. Du coup merci pour tes écrits. 😀 Théo.

  2. Bonjour, bon courage. Oui vous les jeunes pouvaient encore sauver la planète.Oui il nous faudra faire beaucoup d »effort et le super confort l’oublié
    DEDE

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